Les juifs à la découverte des rivages méditerranéens au temps du prophète Ézéchiel

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Il semble tout naturel pour nous de voyager. Peu de gens sans doute seraient capables de dessiner un planisphère sans modèle, mais au fond nous avons tous des notions assez précises de la forme de la Terre et des continents, ou encore de la localisation des pays et des villes.

Mais pour en arriver là, il a fallu que les êtres humains explorent un monde parfaitement inconnu… et qu’ils en reviennent !

Le livre biblique du prophète Ézéchiel permet de découvrir l’un de ces moments.

Le livre d’Ézéchiel

Le problème, c’est qu’il est difficile de dater à ce livre. Pour les croyants, guidés par l’incipit notamment, il a été créé au VIe siècle avant notre ère. Il est précisé que la première révélation a été apportée au prophète durant la cinquième année de l’exil du roi Joachin (Éz 1.2), c’est-à-dire vers 592 avant notre ère ; une autre est datée de la sixième année (Éz 8.1), une autre encore de la septième année (Éz 20.1), etc. La critique historique a souvent revu la datation à la baisse, jusqu’au IIIe siècle avant notre ère dans les cas les plus extrêmes. Mais aujourd’hui, une grande majorité des commentateurs opte pour l’idée d’une composition plus ou moins progressive, à partir d’un original datant effectivement de l’exil à Babylone.

Or, il existe une importante variante à ce livre, c’est sa traduction en grec au IIe siècle (probablement vers l’année 185) avant notre ère dans la fameuse « Septante ». La comparaison entre les deux est souvent très enrichissante.

Une question de rives lointaines

Au chapitre 27, le prophète construit un long développement sur le commerce de la cité phénicienne de Tyr ; il liste notamment des destinations comme Tarsis (probablement Tarse, en Asie Mineure), la Syrie, l’Arabie, la Perse. Beaucoup de peuples sont mal définis et il est difficile de savoir s’ils existent ou s’ils ont surtout pour fonction de donner au texte un air d’exotisme (Éz 27.1-26). Or, il arrive que certains commentateurs, pour essayer de localiser tel ou tel rivage présenté, recourent à la version grecque. Le problème, c’est qu’elle reflète en réalité une autre époque.

Carte des dialectes grecs antiques, montrant la Lydie, l’île de Rhodes et Milet.
Wikipedia

Dans la version grecque, on voit certains de ces peuples prendre une identité très précise. Le pays de Lud, sans doute par assimilation phonétique, devient celui des Lydiens. Le lointain et riche pays africain de Punt est remplacé par la Libye, riche colonie grecque depuis le VIIe siècle avant notre ère. Au verset 12, « ceux de Tarsis » (ou « de la haute mer ») deviennent « les Carthaginois », cette puissance maritime de l’actuelle Tunisie. Au verset suivant, les traducteurs ont même remplacé le pluriel « Javan, Tubal et Méshec » par « la Grèce toute entière » !

La ville inconnue de Dedan au verset 15 devient la riche cité commerciale de Rhodes, où se trouvait le célèbre colosse, l’une des sept merveilles du monde. La cité est née vers 408 av. J.-C. et la plupart des amphores à vin retrouvées en Israël en proviennent ; il s’agit d’un vin de piètre qualité, utilisé surtout pour les soldats. Rhodes était l’un des ports les plus actifs du monde grec, qui ne fut supplanté qu’à partir de 167 avant notre ère par Délos, après que les Romains sont intervenus dans les affaires grecques.

Enfin, au verset 18, la « laine blanche » devient de la laine de la cité grecque de Milet, en Asie Mineure.

Martin Heemskerck, Colossus of Rhodes, XVIᵉ siècle.
Wikimedia

Les juifs de plus en plus actifs en Méditerranée

Cette évolution révèle sans doute l’intensification des échanges maritimes avec le monde grec et, quelque part entre les deux livres, une entrée dans le bassin occidental de la Méditerranée. On découvre ainsi que les juifs ont progressivement atteint des rives lointaines et établi des relations commerciales avec des peuples de plus en plus éloignés. Au VIe siècle, ils connaissaient surtout des régions proche-orientales ; au IIe siècle, ce sont des peuples particulièrement actifs dans le commerce maritime méditerranéen, essentiellement des Grecs. Cela est normal : depuis la conquête d’Alexandre le Grand (vers 331 avant notre ère), les juifs sont intégrés au monde grec au sens large, s’étendant des Balkans jusqu’à l’Indus. Ils sont ouverts à un monde nouveau et bien plus vaste qu’autrefois.

On soulignera, pour finir, que Rome n’apparaît pas encore dans cette géographie. On se situe, à l’époque de la traduction en grec, peu avant que la puissante République fasse irruption dans les affaires orientales. Les juifs n’entendent parler des Romains qu’une vingtaine d’années plus tard, après qu’ils ont contraint Antiochos IV Épiphane à abandonner l’Égypte en 168 av. J.-C. Les Maccabées font alliance avec eux en 161 avant notre ère, espérant obtenir un soutien militaire contre les séleucides. Afin d’atteindre l’autonomie, ils se lient donc de plus en plus avec la puissance montante de Rome qui, peu à peu, prend l’ascendant et finit par annexer la Judée au temps de Pompée le Grand en 63 av. J.-C.The Conversation

Michaël Girardin, Docteur en Histoire Ancienne, Université de Lorraine

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


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